CHAPITRE PREMIER

Le soleil couchant baignait la ville de sa lumière dorée et se reflétait dans les innombrables fenêtres. Mujhara étincelait de tous ses feux.

L'homme borgne était seul sur le mur d'enceinte qui entourait le palais d'Homana-Mujhar. Autour de lui s'étendait la ville de Mujhara, cité du Mujhar et de tant d'autres habitants. Leur nombre n'avait cessé d'augmenter au cours des deux dernières semaines. Le festival serait encore plus impressionnant que son frère l'avait prédit.

— Ils viendront tous, avait dit Ian. Même les gens d'autres royaumes. Ne t'en déplaise, Niall, il est temps que les Homanans remercient leur Mujhar de ses vingt ans de règne pacifique.

Vingt ans. Parfois, cela lui semblait avoir duré bien plus longtemps. A d'autres moments, il aurait juré qu'il ne s'était passé que quelques jours depuis qu'il était monté sur le trône après son père, Donal, contraint d'accomplir le rituel de mort quand ses lirs avaient été emportés par la peste. Le rituel était sans nul doute préférable à la folie.

Mon jehan, tu m’as quitté il y a si longtemps...

Il ressentit quelque amertume à l'idée que son père, en pleine santé, avait été obligé de renoncer à la vie.

Un raisonnement d'Homanan, se reprocha-t-il, réalisant une fois de plus à quel point il était divisé. Il n'était pas facile d'être deux hommes en même temps, le fils d'une princesse homanane et celui d'un guerrier cheysuli, donc un métamorphe doté de toute la magie de sa race.

Il chercha Serri du regard, mais le loup n'était pas près de lui. Il se souvint qu'il était resté dans les appartements royaux. Cela l'ennuya d'avoir oublié quelque chose, même un instant. Etait-ce l'âge qui le rattrapait ? A quarante ans, il lui restait encore des dizaines d'années à vivre...

Pourtant, son père n'avait pas beaucoup dépassé cet âge quand la disparition de ses lirs l'avait forcé à mettre un terme à sa vie. Sa mère aussi était décédée. Elle était morte dix ans après Donal, de chagrin, disait-on.

Les souvenirs lui revinrent. Il avait pourtant essayé de les oublier. Mais Deirdre lui avait fait comprendre que ni la boisson, ni le travail, ni les escapades dans la forêt avec Serri ne lui apporteraient de répit. Il devait apprendre à affronter ses souvenirs, à les examiner calmement en sachant ce qu'il avait perdu, ce qu'il avait gagné, et ce qu'il avait appris.

Deirdre. Il ne pouvait jamais se rappeler sans culpabilité l'époque où il l'avait crue morte par sa faute. Pourtant, à ce moment-là, il était le jouet des Ihlinis, prisonnier d'une magie noire toute-puissante.

— Ainsi, dit-elle en s'approchant de lui, tu es ici. Tu essaies d'échapper aux congratulations, n'est-ce pas ? La paix dans la turbulence ?

Depuis vingt ans qu'elle était avec lui à Homana, elle n'avait pas perdu son accent érinnien.

Il sourit.

— Oui, sauf qu'il n'y a pas moyen de s'échapper ! Quelqu'un est toujours là pour me dire ce que je dois faire. Un serviteur, Ian, même toi...

Deirdre rit, ses yeux verts étincelants. Elle se rapprocha ; il passa un bras autour de ses épaules. Elle portait une robe d'un vert profond qui soulignait la couleur de ses yeux.

— C'est en ton honneur que tout cela se déroule ! Voudrais-tu décevoir ceux qui sont venus te rendre hommage ?

— A t'entendre, on croirait qu'il s'agit de mon éloge funèbre !

Elle s'appuya contre sa poitrine.

— Non, tu es bien vivant ! Je peux en témoigner, moi qui partage ta couche.

— Ma foi, c'est vrai, fit-il avec un petit rire.

A trente-neuf ans, elle avait l'air à peine plus âgée que sa fille. Sa chevelure était toujours épaisse et cuivrée, son corps restait mince et ferme.

— A quoi pensais-tu ?

— Je me souvenais de ce jour, au sommet du crâne du Dragon, où j'ai allumé le feu qui devait signifier ta mort.

— Pourquoi te le remémorer maintenant ? C'est arrivé il y a plus de vingt ans.

— C'est justement la raison. Les Homanans fêtent mes vingt ans de règne ; moi, je ne peux penser qu'à ce qui est arrivé par ma faute. J'ai tué ton père, Deirdre, et j'ai failli vous tuer, toi et les autres aiglons.

— Espèce de grand idiot ! dit-elle, partageant sa douleur. Si Liam était là, il t'assommerait ! Je ne sais ce qui me retient de le faire. Oui, Shea est mort, mais il a emporté l'assassin avec lui. Certes, tu as allumé le feu, mais le plan avait été fomenté par Alaric, avec l'aide de sa fille au cerveau dérangé.

Gisella d'Atvia. L'épouse de Niall, la reine d'Homana, à demi cheysulie, désormais en exil dans le royaume de son père.

— Ce qui est fait est fait, comme tu le dis souvent. Mais je n'arrive pas à oublier.

— N'essaie pas, alors. Viens plutôt prendre un bain. Une fête en ton honneur se prépare dans la salle d'apparat. Elle est donnée par le prince Einar, l'héritier du roi de Caledon. Celui avec qui tu veux conclure un nouveau traité de commerce.

— Ah, oui. L'ancien traité n'est plus bon ; nous perdons plus d'argent que nous n'en gagnons. Ce que je voudrais obtenir...

— Pas maintenant, Niall, lui reprocha son épouse avec fermeté. Tu en parles depuis deux semaines. Ce n'est pas le moment.

Il rit.

— D'accord, meijha. Pas maintenant. Je dois avouer que j'en ai un peu assez moi-même.

Au-dessous d'eux, dans la cour intérieure, des troupes en uniforme écarlate manœuvraient. Les cris du sergent montaient jusqu'à eux.

— Einar, demanda Deirdre, n'est-ce pas celui qui était si mécontent de ses appartements ?

— Tu le sais mieux que moi, meijha. Tu es l'intendante de cette immense bâtisse de pierre.

— Oui, je pense que c'était lui. Mais que voulait-il que je fasse, que je jette dehors l'héritier d'Elias parce qu'il voulait sa chambre ?

— Qu'as-tu fait, en définitive ?

— Homana-Mujhar est plein à craquer. Je les ai obligés à partager le même appartement.

L'éclat de rire de Niall effaça un instant les sillons creusés sur son visage par les soucis. Deirdre pensait qu'il n'avait pas besoin de plus de rides. Le faucon démoniaque de Strahan l'avait déjà suffisamment abîmé. Un bandeau cachait son orbite droite vide et la plus grande partie des cicatrices, mais pas celles de son nez et de sa joue droite, ni celle qui coupait son sourcil en deux.

Elle le regarda. Pour elle, c'était un visage familier, aimé. Ceux qui ne le connaissaient pas voyaient surtout qu'il était défiguré. Deirdre l'avait connu à dix-huit ans, avant que le faucon d'Asar-Suti lui dérobe sa beauté et son insouciance.

C'était une raison suffisante pour haïr Strahan.

Ils descendirent du chemin de ronde par une des tours extérieures, empruntant un escalier en colimaçon qui menait au cœur du palais. Deirdre trouvait Homana-Mujhar plus compliqué et moins fonctionnel que Kilore, le Nid d'Aigles d'Erinn, où elle était née, et où régnait son frère, Liam d'Erinn. Elle n'y était pas retournée depuis dix-huit ans.

Niall l'emmena dans ses propres appartements. L'étiquette exigeait qu'ils aient des quartiers séparés. Il en eût été de même s'ils avaient été mariés. Mais ils passaient le plus souvent la nuit dans la suite de Niall.

Celui-ci se baissa pour saluer le loup argenté au museau noir, qui se leva de sa place attitrée, près du lit. Leur brève communion fut intense et privée. Deirdre y était habituée. Personne ne s'interposait entre un guerrier et son lir, pas même la femme qu'il aimait.

— Nous devrions aller rendre visite à Liam, dit-elle soudain. Avant d'être vieux et grisonnants. Combien de fois nous a-t-il invités ? Et dire que je suis sa sœur !

— Et toujours princesse d'Erinn, dit Niall amèrement. Je suis désolé, Deirdre. Tu mérites d'être reine.

— Ah, mon amour, ne t'inquiète pas ! Peu m'importe le titre. Que Gisella le garde, c'est tout ce qu'elle a. Moi, je t'ai, toi.

Il se pencha pour l'embrasser. Un coup frappé à la porte les arrêta.

— Mon seigneur Mujhar ? Vous êtes là ? C'est Taggart...

Niall soupira.

— Oui... Qu'y a-t-il ?

Taggart était un homme de cinquante ans. Il portait une tunique homanane, noire et brodée d'un lion rampant rouge.

Il s'inclina brièvement.

— Mon seigneur, ce sont les princes.

— Où ça ? demanda Niall en regardant dans le couloir vide.

L'homme était mal à l'aise.

— Ils... ont disparu.

— Disparu ? dit Niall en levant un sourcil. Vérifiez leurs lieux de prédilection. Brennan a un nouvel étalon ; ils sont peut-être tous aux écuries...

— Mon seigneur, j'ai cherché partout. Ils ne sont pas à Homana-Mujhar.

Deirdre vint se placer à la gauche de Niall, afin qu'il la voie facilement. C'était une habitude qu'elle encourageait chez tout le monde, pour qu'il ne soit pas embarrassé ou surpris.

— Ils étaient au courant du banquet. Je le sais, Brennan en a parlé plusieurs fois. Il a dit qu'il n'aimait pas beaucoup Einar, ni son cousin Reynald.

— Dans ce cas, Hart a dû convaincre son frère de partir... Sur l'instigation, sans doute, de Corin. Dieux, fit-il en levant les sourcils, quand vous m'avez donné trois fils, n'auriez-vous pu faire en sorte qu'ils soient obéissants ? Moi qui n'ai jamais été un rebelle...

— Vraiment, mon seigneur ? sourit Deirdre. Pourtant, je vous retrouve en eux, surtout Brennan.

— Il est le premier-né. Il sait qu'il sera Mujhar après moi. Cela fait une différence.

— Keely doit savoir où ils sont, dit Deirdre.

— Dois-je aller lui demander, mon seigneur ? interrogea Taggart.

— Inutile ! Keely ne dira rien. Elle voudra couvrir les errements de Corin, s'il est impliqué. Brennan devrait avoir plus de plomb dans la cervelle. Hart et Corin n'en ont pas beaucoup, mais lui...

— Certes, dit Deirdre. Mais il protège Hart et Corin, comme il l'a toujours fait.

Niall se tourna vers Taggart.

— Va. Je ne te blâme point. Ce n'est pas ta faute si le Mujhar ne peut pas contrôler ses propres fils.

Taggart s'inclina et sortit.

— Qu'y pouvons-nous ? Il y aura trois sièges vides à l'endroit où les princes sont censés se trouver. Einar en sera vexé, c'est certain.

— Einar ! Je mettrai Maeve à côté de lui ; il ne remarquera pas l'absence des princes. Surtout avec Keely de l'autre côté...

Niall la regarda un instant sans rien dire ; puis un sourire éclaira son visage.

— Dieux, protégez-moi d'une femme qui aime tant les complots ! Einar ne s'en remettra pas.

— Non. C'est pour cela que je vais le faire.

— Pourtant... Ils auraient pu choisir un meilleur moment pour disparaître. Je veux signer ce traité ; j'espérais que Brennan se chargerait des négociations. Il a besoin de se former.

— Brennan est mûr et responsable, ce n'est plus un gamin, Niall. D'accord, Corin est coléreux et Hart fait des dettes de jeu. Mais Brennan est sérieux. Il ne mérite pas tes reproches.

Il lui fit signe de se rapprocher de lui.

— Et toi, demanda-t-il, me diras-tu ce que tu mérites ?

— Ton amour, répondit-elle aussitôt. Je ne suis pas avare du mien. Et je t'ai donné une fille adorable.

— C'est vrai, Maeve est un amour. Douce, d'un caractère égal... Tout ce que Keely n'est pas.

— L'en aimes-tu moins pour autant ?

— Non. C'est une femme fière et forte, une vraie Cheysulie. Je ne voudrais pas qu'elle change, termina-t-il en souriant.

— Et les garçons ?

— Je sais ce que tu veux me dire, meijha. Que je ne devrais pas souhaiter qu'ils soient autrement... La plupart du temps, c'est le cas, mais à certains moments...

— Comme maintenant ? L'eau du bain doit être froide, et pourtant, tu restes là assis, à boire ton vin. Vous ne valez pas mieux que vos fils, mon seigneur Mujhar !

— Justement, je suis le Mujhar ! Le banquet m'attendra... Il nous attendra même tous les deux.

Niall essaya de délacer la robe de Deirdre.

— As-tu fait vœu de célibat, pour mettre une robe si difficile à défaire ?

Deirdre étouffa un gloussement. Elle était, pensait-elle, trop vieille pour roucouler comme une jeune fille.

— Non, mon seigneur, certainement pas !

Elle prit le couteau de Niall dans son fourreau et le lui présenta, garde en avant.

— Mon seigneur Mujhar, dois-je être plus explicite ?

Niall accepta le couteau. Souriant, il coupa le premier lacet.

— Le banquet va être retardé, dit-il.

— Pour faire en sorte que tes fils soient présents, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça-t-il en coupant le second lacet.